mardi 29 avril 2008

La dynamique chiite en Irak

Déclarée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la guerre d’Irak de 2003 a bouleversé la donne stratégique dans la région du proche orient. En effet, en écartant Saddam Hussein sous prétexte de l’utilisation des armes de destruction massive, les Etats-Unis ont rendu service à L’Iran lui donnant la libre voie pour s’émerger comme une puissance régionale.

D’autre part, les Américains, en écartant les sunnites et favorisant les chiites, majoritaires en Irak, ont augmenté les tensions entre la communauté sunnite et la communauté chiite au niveau régional ce qui a inquiété les monarchies pétrolières sunnites du golfe, pourtant alliées des Etats-Unis. Mais loin de favoriser un arc chiite, comme certains dirigeants arabes et analystes occidentaux ont essayé de le démontrer, cette guerre a profité au premier lieu aux chiites irakiens qui se sont trouvés libérés de l’hégémonie du régime baasiste irakien, et ont commencé à bâtir un nouveau Irak en essayant de respecter le choix de toutes les communautés qui forme le pays.

Du côté iranien, la chute de Saddam Hussein est perçue comme une opportunité et un défi : dans le meilleur cas, un gouvernement ami s’installera au pouvoir, islamisera la société irakienne, stabilisera le pays et aplanira les tensions avec les Etats-Unis ; au pire, le nouveau gouvernement irakien gardera ses distances vis-à-vis de Téhéran pour ne pas apparaître comme le vassal des Iraniens, sa situation continuera à se détériorer et les tensions avec les Etats-Unis iront grandissantes.

A présent, depuis la victoire de l’Alliance irakienne unifiée dominée par les chiites –frustrante pour les Américains et encourageante pour l’Iran -Téhéran voit sa position réconfortée. Au moins trois des principaux partis (PUK, SCIRI, El-Daawa) sont proches de Téhéran, et l’un d’eux, le SCIRI noue des relations intenses avec le pouvoir politique et militaire de la théocratie iranienne. En même temps, Téhéran n’a pas intérêt à adopter une position provocatrice vis-à-vis des Etats-Unis dont il s’est résigné, à contre cœur, à ne pas exiger le départ dans les plus brefs délais.

Les chiites irakiens ne constituent pas un groupe homogène. La plupart d’entre eux sont arabes mais il y a également des Kurdes de Fayli, des Turkmènes, des Perses et d’autres encore. Même parmi les Arabes, les liens tribaux et locaux jouent encore un rôle important.

Pour des raisons historiques, le qualificatif chiite a prévalu parmi les classes inférieures comme les paysans et les habitants des marais, la plupart d’entre eux quittèrent la zone rurale pour se réfugier dans les bidonvilles autour des grandes villes, mais ceci n’indique naturellement pas qu’il n’existe pas de chiites dans d’autres segments de la société.

Les chiites d’Irak n’ont jamais constitué un groupe monolithique unifié et n’ont pas été non plus isolés du reste de la société : les mariages intercommunautaires entre Chiites et sunnites dans la région de Bagdad sont plutôt la règle et pour les couches les plus séculaires de la société irakienne l’appartenance communautaire joue un rôle primordial dans l’ascension sociale. Le concept d’un Irak tripartite : sunnite, chiite et Kurde est profondément fragile, certains classifient le peuple en termes religieux chiites et Sunnites ou en termes ethniques - Kurdes et Arabes, ou - pourquoi pas en employant une terminologie de classe. Cette dernière approche semble la plus utilisée.

L’Irak ne pourrait pas être divisé en trois gros groupes de sunnites, de chiites et de Kurdes mais en entreprises familiales économiquement puissantes et quasi mafieuses dotées de canaux d’expression politique (partis ou mouvements) : l’islamisation rampante de la société s’explique par la colère montante contre cette situation.

En analysant l’Irak de cette façon, on comprend facilement le mouvement de Muqtada El Sadr. Néanmoins, l’islamisation de la société irakienne pendant les dernières années de Saddam Hussein et la méfiance des clans dominants de Tikrit contre la majorité chiite, contribua à consolider la prise de conscience chiite. Mais cette prise de conscience n’était nullement contradictoire avec le nationalisme ou le patriotisme irakien comme cela a été démontré pendant la longue guerre contre l’Iran (les Iraniens sont conscients de ce sentiment et tentent d’adopter un profil bas ou au moins ne pas faire valoir la carte de la fraternité confessionnelle).

Les partis chiites irakiens et leurs politiques

L’Irak a donné naissance à plusieurs mouvements politiques chiites en réaction au communisme et à l’athéisme des années 60 et contre la dictature baasiste des années 1970. La guerre entre l’Iran et l’Irak a éloigné de plus en plus les différents groupes d’opposition en exil des affaires intérieures irakiennes et a favorisé la dépendance envers Téhéran. Avant 1980 seulement quelques petites cellules du parti de Daawa, et des autres groupuscules politiques ont survécu en Irak. A la chute de Saddam Hussein, seulement deux authentiques et influentes organisations chiites ont survécu : La Mardjaîya et le mouvement de Sadr el-Thani.

Politiquement, l’unité des chiites dépend actuellement du degré de coopération entre Sistani et Muqtada ; les autres partis chiites, islamistes et séculaires, sont de moindre importance, bien qu’ils fournissent des cadres expérimentés et entretiennent des structures partisanes. Les plus importants parmi ces derniers sont le Parti de l’Appel islamique (Daawa) et le Conseil Suprême de la Révolution islamique en Irak (CSRII), tous deux entretiennent des relations avec l’Iran. Le CSRII formait dès sa naissance un projet iranien et avait fonctionné comme un front d’organisations et de groupes islamistes, y compris des sunnites. Mais à la fin, il est devenu une entreprise exclusivement chiite dominée par l’influente famille irakienne d’Al-Hakim. Ce Conseil avait accès au noyau du pouvoir politique iranien. Deux membres de la direction de ce même Conseil – Ali Al-Taskhiri et Mahmud Al-Hashimi Al-Shahroudi – travaillent pour le bureau des dirigeants suprêmes de la République islamique d’Iran; le réfugié irakien Shahroudi a même été nommé par Khamenei au poste de ministre de la justice iranienne. D’autres organisations d’importance plus limitée existent dont l’Organisation de l’Action islamique (Munazzamat Al-Amal Al-Islami), corps politique représentant des familles cléricales des Modarresi, Chirazis et le Hizbullah Irakien. Ce groupe dirigé par Abdalkarim Abu l-Hatim Al- Muhammadawi a été le dernier mouvement de résistance des marécages du sud irakien.

Une autre organisation locale, Al Fadhilah (La Vertu) basé a Basra a réussi à imposer l’application stricte des lois islamiques parmi la population. Muhammad Ya’qubi de Najaf, un partisan de Muqtada-père, dont la popularité a chuté à cause de sa persistance à se placer en successeur choisi de Muhammad Sadiq, a fondé ce parti.

Le parti de la Daawa (Appel islamique) est le plus ancien parti islamiste chiite irakien qui a éclaté en plusieurs branches dans les années 1980-90, depuis que plusieurs figures influentes ont divergé avec les Iraniens sur des questions théologiques et politiques. La Daawa a subi de fortes pressions iraniennes pour rejoindre le Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Irak (CSRII), mais la plupart des branches ont résisté. Ses branches au Liban et au Koweït ont été impliquées dans des activités terroristes contre le régime de Saddam dans les années 80.

La décennie suivante, certaines branches installées en Europe furent séduites par les principes démocratiques, mais le parti garde son cap islamiste et d’éminents membres comme Al-Jaafari insistent sur le rôle de l’islam dans la vie publique. Ces organisations en exil ne semblent pas encore unies avec ce qui subsiste de la Daawa, ils roulent chacun pour leurs propres intérêts au sein de l’Alliance irakienne unifiée.

L’Alliance irakienne unifiée (liste 169) est une vague structure, impulsée par la Daawa et le Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Iran, regroupant des partis séculiers et chiites islamistes. La liste se réfère souvent à Sistani même si le guide essaie de garder son impartialité (de toute façon, il ne pourra pas voter puisque il ne jouit pas de la citoyenneté Irakienne).

A la base de la formation de cette liste, l’opposant de longue date Ahmad Chalabi qui a réussi à forger une alliance entre tous les partis impliqués, y compris le tonitruant Muqtada Al-Sadr opposé à toutes élections tant que l’occupation continue, mais qui ne s’est pas opposé à ce que ses partisans puissent former leur propre liste et participer au vote. Le 23 février 2005 la répartition des sièges des chiites islamistes au sein de l’Alliance irakienne unifiée était comme suit : le Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Irak : 18, le Parti de la Daawa islamique : 15, le Parti de la Daawa islamique/Irak : 9, le Parti de la Vertu islamique : 9, le Conseil islamique chiite : 13, les Kurdes de Fayli : 4, le courant Al-Sadr a obtenu 21 sièges. Ce qui offre à l’Alliance un score de 89 sur 140 sièges. Cela ne leur donne pas une majorité mais en fait un bloc très puissant qui pourra, grâce à une alliance, diriger l’Assemblée nationale irakienne.

Comme on peut le constater clairement la question principale est de savoir dans quelle mesure ces groupes peuvent cohabiter ensemble et comment peuvent-ils faire converger leurs points de vues sur certains problèmes fondamentaux telle que la Constitution.

Le risque le plus probable c’est l’apparition de divergences entre ces différents groupes ou à l’intérieur des parties entre radicaux et pragmatiques. Les protagonistes en sont conscients. C’est là que Sistani apparaît dans son rôle d’arbitre et de modérateur pour aplanir les dissensions et imposer le compromis. Mais les pragmatistes au sein de la Daawa et du Conseil Suprême comme Ahmad Chalabi joueront le rôle de fédérateur et qui avec l’appui de Sistani pourront diriger ensemble l’Alliance irakienne unifiée. En cas de succès, l’Alliance serait la seule force capable d’impliquer les trois courants de l’islamisme chiite: le courant irakien incarné dans le parti de la Daawa/Irak et les deux courants en exil: le courant pro-occidental (Jafari, Ahmad Chalabi) et le courant pro-iranien (le Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Irak). En d’autres termes, l’Alliance pourra entretenir de bonnes relations avec les deux principaux adversaires de la région: les Etats-Unis et l’Iran. Tous deux, en effet, et pour différentes raisons sont indisposés face à l’imprévisible pouvoir de l’Ayatollah Seyyed Ali Hussaini Sistani, un des plus importants leaders du chiisme mondial sinon le plus important.

Le rapport des chiites irakiens à l’Iran et leurs relation avec les Etats-Unis

Une des plus étonnantes coalitions scellées après l’invasion de l’Irak était celle liant les Américains au CSRII. Elle a été facilitée par l’acte de libération de l’Irak de 1998 et le climat plus libéral suivant l’élection du Président Khatami en 1997.

Néanmoins elle remonte au début des années 1990 avec les contacts du CSRII et du Congrès national irakien (CNI) d’Ahmad Chalabi. Khamenei, le leader de la révolution iranienne avait personnellement accepté la participation du CSRII au (CNI) d’Ahmed Chalabi parrainé par les Etats-Unis et la coopération croissante entre le CSRII et les Américains. En fin de compte, le CSRII est parvenu à se frayer une petite voie entre les Américains et les Iraniens en manœuvrant prudemment et de plus en plus indépendamment de Téhéran.

Un processus similaire de distanciation vis-à-vis de Téhéran s’est mis en place au Liban dans les organisations politiques chiites où des ONG iraniennes se sont totalement « libanisées » au fil des années.

Les relations de Téhéran avec le grand Ayatollah Fadhlallah en sont une parfaite illustration. Cette distanciation a été observée même parmi les alliés les plus étroits de Téhéran comme le Hezbollah libanais. Téhéran est consciente qu’elle ne possède plus qu’une faible marge de manœuvre sur le CSRII même si elle peut compter sur ses réseaux et les relations tissées entre les services de sécurité dirigés par Khamenei et des dirigeants du CSRII dont les services de renseignement et de sécurité étaient jusqu’à très récemment dirigés par un personnel iranien.

Son aile militaire, la brigade Badr (Faylaq Badr) a été entraînée, équipée et dirigée par les gardiens de la révolution iranienne (les pasdarans). Les membres de la brigade Badr sont déjà volontaires dans les forces irakiennes de sécurité et certains avancent même l’idée d’une intégration totale de la brigade Badr dans l’armée irakienne.

Selon le chercheur Walter Posch, une emprise des cadres du CSRII et de la brigade Badr aura comme conséquence l’irakisation de ces organismes plutôt qu’une iranisation des institutions irakiennes.

Ceci ne correspond pas totalement à la vision américaine quant au futur appareil de sécurité irakien. Les Américains semblent plutôt compter sur les ex-baasistes que sur les chiites radicaux. En juillet 2003, Ahmad Chalabi, suivant les directives américaines, s’est rapproché des membres des départements «Turquie» et «Iran» des Mokhabarats ; le notoire appareil de sécurité du parti Baas.

Les mois suivants Iyad Allawi recrutait d’ex-officiers Baasistes dans l’armée et les autres services de sécurité. Même au plus haut de l’embrasement de la crise de Nadjaf, le gouvernement irakien a plutôt préféré attaquer l’Iran pour ses immixtions sournoises dans les affaires irakiennes et le CSRII accusé d’être à la solde de l’Iran que l’armée du Mahdi de Muqtada. Depuis, Sha’lan, le ministre de la défense et Shahwani le directeur des Mukhabarat ont accentué leurs critiques de la politique de Téhéran, alors que leur objectif était de diminuer les chances de succès du CSRII aux élections à venir.

Vu la situation actuelle en Irak, les Etats-Unis et l’Iran sont confrontés à deux réalités. Quelque soit la future armée, celle-ci serait fortement constituée de conscrits et d’officiers d’origine chiite dont une partie proviendrait de la brigade Badr, une des rares organisations ayant acquis une expérience militaire. Etant donné les résultats des élections, les Etats-Unis devront se résigner à accepter un rôle accru des cadres du CSRII et de la Daawa dans les ministères.

L’Iran dépourvu de ses leviers, au sein des plus hauts cadres de l’une ou l’autre partie, continuera à apporter son aide matérielle et financière aux services sociaux chiites ce qui lui permettra de restaurer son image et créer de nouveaux liens avec les chiites irakiens sur des bases nouvelles.

D’une manière générale, sur une projection à long terme, les chiites continueront à jouer un rôle important dans la politique irakienne en gardant une certaine autonomie vis-à-vis de l’Iran en raison des divergences des priorités des deux peuples où le facteur national prime sur la fraternité religieuse. De plus, la divergence théologique entre Sistani et le clergé iranien rend difficile une certaine alliance chiite à grande échelle.

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